35.
Des amants déchirés
Au moment où le Roi Hamil refusait la requête du grand Chevalier, Nogait rejoignait une fois de plus sa belle amie au bord de l’étang magique. Isolés dans le feu de leur amour, les deux jeunes gens ne se doutaient pas du danger qui les guettait. Ils échangèrent de longs baisers sans se soucier du reste de l’univers.
— J’ai un présent pour toi, anyeth, déclara Amayelle avec fierté.
Elle retira un petit objet d’une bourse de soie qu’elle portait toujours sur elle. Nogait l’observa avec adoration, car chacun de ses gestes était empreint d’une grâce divine. Amayelle exhiba une pierre précieuse. Le guerrier constata qu’elle pendait à une cordelette brillante.
— C’est un bijou qui a été poli dans le pays des Elfes de l’autre côté de l’océan, lui apprit-elle avec beaucoup de révérence. Il a été transmis d’une génération à l’autre, jusqu’à ce que ma mère me le donne.
Elle l’attacha autour du cou de Nogait qui ne cacha pas sa surprise.
— Amayelle, je ne suis pas un Elfe ! protesta-t-il.
— Je sais, mais j’ai parfaitement le droit d’offrir cette preuve de mon amour à mon futur époux qui, un jour, le donnera aussi à notre fils, expliqua-t-elle avec un sourire énigmatique.
— Mais je ne possède rien de précieux, sinon ma dague. Ce n’est certes pas un cadeau convenable pour une femme.
— Tu m’as déjà donné le plus beau présent de tous : ton amour.
Ému, Nogait lui entoura la taille pour l’embrasser, mais leur étreinte n’alla pas plus loin. De jeunes hommes Elfes sortirent de la forêt et s’approchèrent d’eux avec un air désapprobateur. Amayelle mit fin aux baisers. Nogait hésita entre protéger sa belle contre son propre peuple ou demeurer un spectateur intéressé. Les Elfes leur adressèrent quelques mots dans leur langue. La réponse sèche de la jeune femme lui fit comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une visite de courtoisie.
— Exprimez-vous de façon à ce que je comprenne ce que vous nous reprochez, exigea Nogait. Il me semble que vous devez bien cela aux Chevaliers, qui vous ont sauvés des abeilles et aidés à reconstruire votre village.
— Tu as raison, l’appuya Amayelle, mais ces hommes sont de l’entourage immédiat de mon père. Ils partagent malheureusement sa réserve vis-à-vis des humains.
— Que veulent-ils au juste ?
— Ils sont venus me ramener auprès de lui.
Faisant fi de la requête du Chevalier, les Elfes s’adressèrent de nouveau en elfique à leur compatriote, sur un ton plus insistant. Des larmes se mirent à couler sur le beau visage d’Amayelle.
— Leurs paroles sont-elles blessantes ? s’impatienta Nogait en se levant.
Les Elfes reculèrent de quelques pas, connaissant les pouvoirs magiques des Chevaliers.
— Si vous me comprenez, allez dire à son père qu’elle rentrera quand bon lui plaira. Elle ne risque rien tant qu’elle est avec moi.
— Son père est le Roi Hamil, rétorqua l’un des Elfes sur un ton arrogant, et lorsqu’il donne un ordre, nous lui obéissons.
— Le roi ? s’étonna Nogait.
Il posa un regard inquiet sur son amoureuse qui sanglotait, craignant qu’elle ne puisse pas échapper à son destin.
— Je sais qu’il n’aime pas les humains, argumenta le Chevalier, mais je peux le convaincre de ma valeur.
— Il est très en colère, lui apprit Amayelle, qui entendait ses reproches dans son esprit.
— Alors, je lui laisserai le temps de se calmer et je le rencontrerai ce soir, auprès du feu.
Il essuya tendrement les joues de sa bien-aimée et déposa un baiser sur ses lèvres, au grand étonnement des Elfes. Amayelle serra Nogait une dernière fois contre elle, comme si elle ne devait plus jamais le revoir, puis marcha jusqu’aux messagers de Hamil en redressant fièrement la tête.
Le cœur en pièces, Nogait s’accroupit au bord de l’étang en les regardant disparaître entre les arbres. Il ne baisserait certainement pas les bras. Il vanterait ses talents au Roi des Elfes. Il lui raconterait également l’intervention du dieu des arbres.
Wellan le rejoignit. L’expression sérieuse qu’arborait le grand chef apprit au soldat qu’il savait déjà tout.
— Tu as donc découvert en même temps que moi que le père d’Amayelle n’est nul autre que le très aimable Roi Hamil, déplora Nogait en s’efforçant de rester serein.
— Il me l’a dit lui-même, confirma Wellan en s’asseyant près de lui. Il ne veut pas que sa fille s’unisse à un humain, car il l’a déjà promise à un Elfe d’un autre clan.
— Mais c’est moi qu’elle aime !
Wellan posa la main sur son épaule en lui transmettant une puissante vague d’apaisement.
— Dans la royauté, très peu de femmes épousent des hommes qui font battre leur cœur, lui expliqua-t-il avec tristesse. Ce sont surtout des alliances politiques, qui assurent la paix entre deux royaumes.
— Cette fois, ce sera différent, se récria Nogait, malgré le baume dont l’enveloppait Wellan. J’aime Amayelle et les dieux approuvent ce mariage. Il faudra que le Roi Hamil l’accepte…
Nogait se leva avec l’intention d’aller dire sa façon de penser au seigneur des forêts. Wellan lui saisit le bras pour le retenir. Il ressentait le désarroi et la colère de son jeune ami. D’une certaine manière, il les comprenait.
— Il n’est pas question que je m’incline, Wellan, s’indigna Nogait en tentant de se défaire de lui.
Mais l’emprise du grand chef se resserra. Il considéra tristement le soldat amoureux. Il savait ce qu’il vivait, mais le protocole exigeait que les rois règlent ce genre de dispute entre eux.
— Laisse-moi au moins plaider ma cause devant lui, persista Nogait.
— C’est au Roi d’Émeraude de le faire pour toi, mon frère.
— Mais c’est un processus qui peut prendre des mois…
— C’est peu pour obtenir toute une vie de bonheur.
Nogait cessa de se débattre. Ce Chevalier pouvait se montrer indiscipliné à ses heures, mais il était aussi un homme intelligent. S’il procédait dans les règles, son union n’en serait que plus légitime aux yeux des humains et des Elfes. Wellan le libéra, soulagé d’apercevoir enfin de la résignation au fond de ses yeux.
— Nous devons partir ce matin, déclara le grand chef. C’est la volonté du Roi des Elfes.
— Je n’ai même pas eu le temps de dire au revoir à Amayelle…
Wellan lui transmit une seconde vague d’apaisement pour l’en dissuader.
— Le Roi d’Émeraude est un homme beaucoup plus persuasif que tu le crois, Nogait, répliqua Wellan. Donne-lui l’occasion de te le prouver.
Engourdi par la puissance anesthésiante de Wellan, le jeune homme ne protesta pas et son chef l’entraîna dans le sentier.
Au même moment, Amayelle arrivait devant Hamil, entourée des Elfes qu’il avait envoyés pour la chercher. Le père courroucé se croisa les bras sur la poitrine et plongea son regard dans celui de la princesse. Aussi fière que lui, elle refusa d’incliner la tête.
— Je t’avais mise en garde contre les ruses des humains, lui reprocha-t-il.
— Vous m’aviez dit qu’ils étaient des créatures primitives et sanguinaires. Pourtant, j’ai eu l’occasion, ces derniers jours, de me rendre compte que vous aviez tort. Ces êtres sont aussi intelligents que nous. De plus, ils savent se défendre contre leurs ennemis, tandis que nous nous laissons massacrer. Leur magie est différente de la nôtre et beaucoup plus efficace contre les attaques d’insectes géants. Ils ont aussi un cœur…
— Suffit ! s’écria le roi, exaspéré.
Amayelle avisa le visage suppliant de la reine, quelques pas derrière son père. Ama lui faisait signe de se taire avant que son mari explose de furie.
— Tu savais que tu étais promise à Elbeni du clan des Aronals lorsque tu t’es laissé séduire par ce Chevalier sans pudeur ! poursuivit le roi, de plus en plus écarlate.
— Je ne regrette aucun des moments passés avec Nogait.
— Alors ton comportement confirme la décision que j’ai déjà prise à ton égard. Tu seras reconduite auprès de ton frère, dans le clan de ta mère, où tu te prépareras pour ton mariage.
— Si je ne peux pas épouser le Chevalier Nogait d’Émeraude, je n’épouserai personne ! le défia Amayelle.
— Emmenez-la ! ordonna Hamil aux jeunes hommes derrière sa fille.
Ils s’approchèrent et se saisirent d’Amayelle. Elle résista en fixant son père dans une attitude insoumise et ils durent employer la force pour l’emmener avec eux.